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Roger Caillois fut longtemps un lecteur obsessionnel, d’une érudition folle. Il lut tout, sur tout, partout. Au soir de sa vie, cependant, il décréta que ses études, ses lectures, ses recherches, soit la majeure partie de son existence, n’avaient été qu’une « parenthèse ». Il disait aussi éprouver une « répulsion épidermique à l’égard de la presque totalité » des livres qu’il avait écrits.
Avant la parenthèse, il y eut son enfance chez sa grand-mère. Il connaissait les noms des herbes folles, des céréales et des étoiles. Il vivait dans un monde d’odeurs, d’animaux, de végétaux. Les seuls ouvrages qu’il croisait étaient le catéchisme, l’almanach et le magazine Le Pèlerin. Il apprit à lire assez tard, avec l’aide d’un curé défroqué, puis s’immergea dans « le monde de l’imprimé » dont il parlait comme s’il s’agissait d’un poison : le venin était inoculé. Sa « curiosité désordonnée », sa « boulimie insatiable » le conduisirent à lire tout ce qui était à sa portée, de manière aussi systématique qu’ordonnée, procédant par domaines et rayons, genres et collections. En somme, depuis qu’il sut lire, il ne fit que lire : « Je fus intoxiqué », écrit-il.
L’univers intellectuel lui semblait cependant un monde labyrinthique, fait de raisonnements, de discours, de thèses et d’ouvrages, au sein duquel erraient des savants livrés à l’« ivresse trompeuse d’exploration », se ruant dans les ronces de la controverse, parvenant à des carrefours qui mènent à des sentiers qui mènent à d’autres carrefours. Infiniment.
Pour ne pas sombrer, Caillois se munit d’antidotes. Des objets divers, comme le mousqueton. Mais aussi de refuges, à savoir des lectures sans obligation, choisies au hasard, non accordées à ses goûts. Il cite ainsi cet ouvrage intrigant : Les Trois Totémisations. Essai sur le sentir visuel des très vieilles races (1924), de Lotus de Païni.
La fréquentation de ces livres considérés comme « féeriques » devint, au fil des ans, presque exclusive : « Les ouvrages que je cherche dorénavant sont ceux dont je présume qu’ils ne contiendront rien que je puisse raisonnablement avoir imaginé moi-même par caprice ou par plaisir, moi ou tout autre qui n’aurait pas décidé d’être absurde de propos délibéré. » Il retrouve alors le charme de ses premières lectures enfantines.
A cet égard, les ouvrages de Roger Caillois correspondent parfaitement, du moins pour moi, à ce type de livres, à ces retrouvailles, adultes, avec un monde enfantin : le caillou, l’insecte, le jeu, les paires et les contraires. La parenthèse fut évidemment pleine de fêlures et ne se referma jamais totalement. Néanmoins, Caillois suivit le mouvement du fleuve Alphée, ce cours d’eau mythologique qui se jette dans la mer, la traverse puis redevient fleuve sur un autre rivage. L’écrivain naquit dans les ruines, traversa l’immensité marine de l’imprimé, puis revint aux pierres muettes (« archives suprêmes, qui ne portez aucun texte et qui ne donnez rien à lire »). Mais qu’il s’attacha à décrire. En magnifique poète.
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